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Josef Kjellgren

Les hommes de l'Émeraude

La chaîne d'or


Romans traduits du suédois par Philippe Bouquet
Éditions Cambourakis, 2013. 544 pages, 24 €.
(Publié initialement en deux volumes par Plein Chant en1991).

Josef Kjellgren est mort de la tuberculose en 1948 à l’âge de quarante ans. Écrivain autodidacte, ancien marin, il a laissé une œuvre abondante, intégralement publiée en Suède mais à ma connaissance fort peu connue et traduite en français (à ce point que Les hommes de l’Émeraude, quoique disponible chez l’éditeur, est partout signalé comme étant épuisé.)
L’Émeraude est un de ces cargos de petit tonnage qui, comme dit la quatrième de couverture « traîne sa carcasse sur les océans du monde » ; ce qu’on appellerait aujourd’hui un bateau poubelle, rafistolé de tous les bouts. Nous sommes en 1938 et le récit s’ouvre sur le rôle d’équipage : dix-huit hommes, dont quatre officiers. C’est de leur destin qu’il va s’agir, de leur sort à tous et à chacun.
On a retenu de Kjellgren, et c’est ainsi que le présente son traducteur, l’image de l’écrivain prolétarien. C’est sans doute juste, d’autant que lui-même se considérait comme tel. Il est vrai aussi que la question de la condition des travailleurs de la mer est au centre de ses préoccupations. Il est vrai aussi que cette “étiquette” nous importe peut-être moins aujourd’hui qu’il y a trente ans, et sans doute bien moins que ce qu’elle pouvait compter dans la Suède de l’entre deux guerres et de la première moitié du vingtième siècle. Il y a bien sûr un plaidoyer social, et même très revendicatif, dans les récits de Kjellgren, mais cela ne va jamais au sermon ni ne se transforme en littérature de propagande ou en de ces choses où l’engagement revendiqué finit par annihiler l’œuvre. Kjellgren sait raconter, sait intéresser, sait émouvoir, sait transporter son lecteur à bord d’une patache de haute mer. On a pu souligner le réalisme de son écriture, mais c’est un réalisme qui sait, quand il le faut et seulement s’il le faut, se muer en un lyrisme de grand souffle tout autant qu’en une prose quasiment intimiste. Le vocabulaire précis des choses de la mer et de la navigation, de même que les tics de langage des hommes du bord, touchent parfois à la poésie. Aucun des personnages n’est caricatural et si Kjellgren ne s’autorise guère les approches psychologiques, ce qu’il donne à voir et entendre suffit largement à ce que chacun se charge d’une réelle épaisseur humaine.
Avec Les hommes de l’Émeraude et La chaîne d’or, Kjellgren entendait construire un grand cycle consacré à l’équipage de l’Émeraude. La maladie puis la mort lui ont interdit de mener à son terme l’exécution de ce projet. Néanmoins la structure d’ensemble des deux volumes laisse penser que le travail qu’il restait à faire portait plus sur le développement et la mise au point de La chaîne d’or que sur l’adjonction de nouveaux éléments. Quoi qu’il en soit, une boucle se ferme : au commencement, l’Émeraude dépose Markus l’Évangile à l’hôpital de Ténériffe où il mourra, et à la fin du cycle Paul Henrik Karlsson, dit Kalle du Cap, le mécanicien, s’embarque à sa sortie de l’hôpital sur l’Elizabeth et disparaît sur l’horizon de la Baltique. Entretemps : Lisbonne, Ténériffe, Dublin, la nuit, le vent, les rêves, la tempête, la mort, le souvenir, la neige, la survie, la mort, l’espoir, le courage et tout autant la trouille.
On ne raconte pas un roman, ou alors on le tue. Plutôt donc pointer ces passages extraordinaires qui ne peuvent que rester en mémoire. Ces pages, par exemple, où se dit l’amitié entre « Le vieux Pierre Tabouis, mécanicien de Zee » et « Le vieux Ludwig Stoker, matelot polonais resté en mer jusqu’à l’âge de soixante dis ans », tous les deux malades du paludisme. Celles aussi décrivant le comptoir de fourniture de Salomon Veltz à Belfast ; celles des échanges laconiques sur la passerelle pendant les quarts ; celles du réveil de Kalle à l’hôpital de Stockholm ; celles, époustouflantes, de l’Émeraude prise dans une tempête de neige sur la Baltique ; celles des hommes travaillant à la machine ; celles, celles, celles… Ce livre, assurément, est de ceux que l’on garde longtemps à l’esprit. Kjellgren est de ces écrivains qui savent étreindre des mondes et nous en faire don ; tel est notre privilège de lecteurs, cette possibilité renouvelée d’atteindre à de nouveaux trésors. E.M.

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