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Deszo Kostolányi

Kornél Esti

Traduit du hongrois par Sophie Kepes
Cambourakis, 272 pages, 20,30 €.

L'entomologiste épatant

Certains écrivains sont de ceux que l’on redécouvre régulièrement, comme si l’histoire littéraire les condamnait sans cesse à l’oubli. Un livre paraît, la critique sinon s’enthousiasme, du moins salue, puis le silence retombe. Si Dezsö Kosztolányi (1885-1936) est un des écrivains les plus connus de sa Hongrie natale, il reste en France confiné dans des cercles bien étroits, ainsi qu’en témoigne le nombre limité des traductions parues depuis vingt-cinq ans (depuis la première publication de cet article, les éditions Cambourakis et les éditions Viviane Hamy nous ont permis de mieux accéder à l'œuvre de Kosztolányi). Parmi celles-ci il faut retenir, chez Cambourakis, l’édition de l’intégralité des récits constituant le très fameux Kornél Esti. Cet homme “du soir” qui serait un tenant lieu de l’auteur, lui ouvrant toutes les possibilités, faisant table rase des cohérences et des convenances, aurait en quelque sorte la fonction d’un entomologiste de l’espèce humaine, du moins telle qu’elle peut apparaître aux yeux et à la conscience d’un habitant de Budapest dans les années vingt. Le procédé est simple et éprouvé : un narrateur rapporte ce qu’il a vécu en compagnie d’Esti, ou ce que celui-ci lui a raconté. Tout est alors de l’ordre du possible, qu’il s’agisse de tenir toute une nuit une conversation, enfermé dans le couloir d’un wagon avec un contrôleur bulgare dont on ne comprend pas un traître mot ; de gifler sans raison aucune un inconnu afin d’étudier les effets engendrés ; d’évoquer ce traducteur, excellent mais cleptomane, occupé à piller les richesses des œuvres que lui confie son éditeur ; de mesurer jusqu’où la compassion humaine peut s’étendre avant que de s’éteindre. Bref, toute une humanité, réelle et fantasmée, y passe, comme s’il s’agissait d’élaborer, touche après touche, une somme d’anthropologie morale. Mais qu’on ne s’y trompe pas, Kosztolányi n’écrit pas en membre d’un quelconque institut: sa plume est dansante, cabotine parfois, drôle, cruelle, cinglante, impertinente tout simplement. Ainsi en est-il de cette évocation du baron Eduard von Wüstenfeld, éminent président d’une multitude de sociétés savantes et littéraires, dont l’éminence tient à une extraordinaire science du sommeil, lui permettant de supporter avec toute la rondeur et la bienveillance nécessaires les fatras de billevesées qu’on peut débiter lors des conférences publiques. De même, la manière dont Esti éprouve «le mystère du baiser», assailli par une jeune et laide nymphomane («Ces jambes étaient amoureuses de lui, ces yeux et aussi cette bouche, cette horrible bouche»). Autant de situations déroutantes et qui prennent valeur d’exemplarité du seul fait que le héros destiné à les vivre, à les rapporter, voire à les tirer de sa fantaisie, est tout bonnement mythique.

Un des traducteurs de Kosz-tolányi, Jean-Luc Moreau, voit dans Esti une sorte de Don Quichotte hongrois du vingtième siècle. C’est peut-être aller un peu loin, mais il reste qu’il y a dans les aventures de cet étrange personnage, de ce dandy épatant, quelque chose qui relève du cheminement picaresque et rend possible une manière de tour initiatique dans l’humanité. Car on est, dans la suite de récits qui constituent l’œuvre, confronté à un glissement permanent entre la chronique réaliste, la fiction parfois de pure fantaisie, et le commentaire moral (ou, comme on voudra, immoral). Esti est comme une présence extérieure pourtant toujours bien là : chair sans matière mélangée à la matière de toute chair ; écrivain sans œuvre certes, mais qui fait toute l’œuvre. Il est le regard, la plume, la pensée de Kosztolányi qu’il transcende pourtant sans cesse, comme en témoigne l’admiration quasi juvénile que lui porte tout au long de ces pages le narrateur-auteur.

Une telle ambiguïté rend possible, du coup, une évocation précise et réaliste du Budapest (et pas seulement) des années vingt dont les récits se lestent de la façon la plus convaincante. Kosztolányi est passé maître dans l’art d’opérer de légers décalages qui transfigurent la réalité, et cela il le fait par une précision du détail qui conduit pourtant à l’abstraction. L’essentiel ne se manifeste alors que dans la richesse anecdotique des récits, sans que celle-ci n’y vienne jamais faire obstacle. C’est alors bien toute une tonalité d’écriture qui s’impose à nos oreilles, comme si on était en présence d’un Kafka joyeux, et comme si, aussi, on entrait dans une subtile surréalité. De toute évidence, cette écriture est bien porteuse d’un style propre qu’on ne peut oublier. C’est la marque des grandes œuvres. E.M.

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Kosztolányi aux éditions Cambourakis :

- Venise
- Une famille de menteurs
- Le trompettiste tchèque
- Cinéma muet avec battements de cœur

Kosztolányi aux éditions Viviane Hamy :

- Le traducteur cleptomane
- Le cerf-volant d'or
- Anna la douce
- Alouette


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