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Giambattista Basile

Le conte des contes

Traduit du napolitain par Françoise Decroisette
Éditions Circé, 496 pages, 25,90 €.

En 1986 paraissait aux éditions de l'Alphée un petit livre rapidement épuisé : c'était un choix d'une dizaine des contes de Giambattista Basile, dans une traduction de Myriam Tanant (traduction disponible aujourd'hui chez Libretto). C'était l'occasion d'entrer dans l'univers baroque du conteur napolitain.

Les éditions Circé ont édité – et réédité en 2015, dans une traduction de Françoise Decroisette cette fois, l'intégralité du Conte des contes. C'est la première version française intégrale, réalisée à partir de l'original napolitain, de cet ensemble monumental rédigé par Basile vers 1625. Le sous-titre en est : le divertissement des petits enfants. On se dira que les petits enfants du temps étaient plutôt délurés.

Il est un roi qu'a séduit une voix, et qui s'amourache d'un doigt qu'on lui a laissé sucer par la fente d'un judas. Doigt et voix sont ceux d'une toute vieille, ridée, décatie, et qui pue. Mais désir de roi n'ayant de fin qu'à s'assouvir, et comme même les vieilles aspirent aux hommages royaux, l'affaire — toujours par le judas — est conclue et la vieille, pour gommer les rides avant que de se donner, et de se faire la lisse carnation des jouvencelles, tire dans son dos le trop de sa peau qu'elle serre en un gros nœud qu'hélas en leurs ébats notre roi empoigne :

"Mais il était à peine dans le lit que, comme il en venait au palper, il découvrit la chose, là derrière, et décela les vieilles tripes et les vessies dégonflées qui remplissaient la boutique de la malheureuse vieille. Il en resta tout pétrifié, mais il ne voulut d'abord rien laisser paraître, pour mieux se rendre compte de la situation, et feignant de n'y point faire attention, il mouilla au petit Môle alors qu'il croyait explorer les coteaux du Pausilippe et navigua sur une patache quand il croyait faire voile sur une galère florentine."

On fit donc au matin jeter la vieille par la fenêtre. Mais qu'on se rassure, une fée vint à passer, et la vieille ne resta pas longtemps sur le trottoir, ni vieille...

On écorche, on trompe, on aime, on viole, on ment, on est bête, ou malin comme la chatte du conte intitulé Cagliuso, et qui n'est autre que la devancière du chat-botté, on fracasse des crânes, beaucoup de crânes, on sert, épouse, étripe ogres et ogresses ; les forêts sont noires et impénétrables, y poussent de hautes tours sans fenêtres ni portes où languissent de ravageuses blondes ; les fées sont rancunières parfois, les voisines toujours cancanières... Mais, quoi qu'il en soit, les simples et les justes sont récompensés et les jeunes filles finissent dans la couche des princes et des rois ; les marâtres sont trucidées (dépecées, bouillies, ratatinées!), les ladres se repentent ou se font pendre, et c'est à coup sûr toujours le bonheur qui l'emporte. Mais quoi d'étonnant, puisque ce sont des contes! Eh bien, ces contes-là ne reculent pas devant l'excès ; ils en font même leur ingrédient, qu'ils prennent dans la toute quotidienne violence des actes, des paroles, des désirs. Sans vouloir pontifier, on pourrait bien dire que Basile fait œuvre réaliste en sortant la réalité de ses gonds comme pour la mieux montrer sous l'éclairage de la logique déraisonnable du conte. On le voit bien à comparer les textes de Basile à ceux de Grimm ou de Perrault : chez ces derniers le propos s'est délesté d'une part d'existence pour devenir plus normé, plus stéréotypé, plus évidemment représentatif d'un genre perçu comme délibérément en rupture avec la relation plausible des événements du monde. En quoi d'ailleurs, Grimm, ou Perrault, contribuent à fixer les règles du genre. Pour Basile, c'est différent : même s'il y en a d'autres, le conte semble une manière toute naturelle de dire la richesse et le foisonnement de la réalité vivante. S'opère ainsi la confusion sans importance du rationnel et de l'irrationnel, du possible et de l'impossible. Car le surnaturel (sortilèges, fées, ogres, lieux et objets enchantés...) n'est au plus que le double expressif de l'irrationalité des tout-puissants désirs qui meuvent le monde et nous avec : c'est le roi d'Apre Roche qui veut épouser sa fille (L'ourse) ; c'est Cola Iacovo que son compère gruge et met sur la paille (Le compère) ; la belle au bois dormant — ici Thalie — est bien réveillée par son prince, mais celui-ci d'abord l'engrosse (Soleil, lune et Thalie) ; c'est ce roi désœuvré engraissant une puce qui devient grasse comme un eunuque et qui l'ayant fait écorcher donne sa fille à l'ogre qui a su reconnaître de quel animal c'était la peau (La puce) ; etc... Verdeur, truculence, insolence, grossièretés, scatologie, perversions de toutes sortes ont leur place dans le propos de Basile puisqu'aussi bien ils l'ont dans le monde.

Le conte des contes se déroule sur cinq journées durant lesquelles dix femmes ont la charge de dire chacune un conte afin d'amuser Lucia, la mauresque épouse du prince Tadéo, esclave rusée ayant su prendre la place de la tellement belle Zoza. Au fond, tout tourne autour de la question de savoir si choses et gens sont bien à leur place, et chaque conte est une manière de remettre les choses où elles doivent être, de même que l'ensemble du recueil rend à Zoza ce qui lui a été volé. Il y a une parenté du conte et de la satire : par essence déplacé (le recours à l'impossible, au monstrueux, au déraisonnable), le conte s'en prend à tout ce qui entreprend indûment de quitter sa place ; un "déplacement" n'est légitime que s'il se mérite. Le conte est inverseur d'inversion : que le mal se présente là où l'on est en droit d'attendre le bien, et le conte y remet de l'ordre. Chacune des quatre premières journées du Conte des contes s'achève par un églogue satirique où deux valets de Tadéo s'en prennent au faux-semblant des apparences et des valeurs sociales. On peut bien y voir un commentaire décalé de l'entreprise des contes tout autant que, sur un autre mode, son écho. Quant à la fin du recueil, elle tient la promesse de toute l'entreprise, puisqu'elle réinstalle Zoza dans ses droits : il n'y a plus à redire, ni donc à dire, puisque les choses sont rentrées dans l'ordre, comme voici :

"Les larmes de Zoza, et le silence de l'esclave, qui ne pipait plus mot, éclairèrent Tadéo sur la réalité de l'affaire. Et assenant à Lucia une savonnée qu'un âne n'aurait pas supportée, il lui fit avouer sa trahison. Sur quoi il donna l'ordre qu'elle fut enterrée vivante, la tête hors du trou afin que sa mort fut plus douloureuse. Puis il embrassa Zoza, l'honora selon son rang et l'épousa..."

Le conte des contes est une fête du langage, un jeu permanent sur les codes du récit. S'y retrouvent bien sûr les clichés de l'imagerie courtoise, mais détournés de leur valeur et transformés — ne serait-ce que par l'effet de constante répétition — en éléments comiques : "le matin suivant — quand le général de la lumière donne l'assaut à l'armée des étoiles, qui, alors plient bagage dans les quartiers du ciel et abandonnent leurs positions — Iennariello entreprit de visiter la ville..." (Le corbeau). Mais aussi la parodie : "O adorable museau de mon petit pigeon, ô jolie poupée des Grâces, colombe resplendissante du char de Vénus, triomphal cabestan d'Amour!" (La vieille écorchée). L'accumulation : "Alors la vieille, qui n'avait pas la langue dans sa poche et n'aimait pas qu'on lui chatouille la croupe, se tournant vers le page, l'entreprit ainsi : « Ah, chenapan, fripon pisseux merdeux, culeron sans cervelle, saltimbanque à grelots, graine de potence, âne bâté! Voyez-vous cela! Les poussins aussi ont des prétentions! Que la peste t'étouffe et que ta mère l'apprenne! Puisses-tu ne pas passer le printemps! Puisses-tu crever d'un coup de lance catalane, ou mieux, étranglé par une corde pour que ton sang ne coule pas! Maux de la terre, sus au morveux, toutes voiles dehors! Et qu'on en disperse la semence! Vaurien, traîne misère, fils de pute, malandrin! ». Images inattendues, goût du concret, rapide va et vient des expressions les plus ampoulées aux plus grossières ; la langue de Basile relève de la gesticulation et se donne dans une écriture jubilatoire d'une extraordinaire et communicative gaieté : il faut remercier Françoise Decroisette de nous avoir donné ce plaisir-là. E.M.

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