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Piero Calamandrei

Inventaire d'une maison de campagne

Traduit de l'italien par Christophe Carraud
Éditions de la revue Conférence, 2009. XXVIII + 292 pages, 30 €.
Réédité en 2012, 33 €.

«— Existe-t-il une règle fixe qui permette d’établir quels sont dans le monde les événements réellement importants ? Croyez-vous vraiment que l’histoire des guerres et des gibets mérite plus de considération que celle des nuages et des semences ? Les rois passent et les empires s’écroulent ; mais les fleurs, les champignons et les oiseaux reviennent toujours en leur temps, comme si rien n’avait bougé. Mon histoire est donc plus consolante que la vôtre : car j’y raconte qu’il existe des lois qui ne changent pas avec le changement des régimes.»

Juriste issu d’une lignée de juristes, dont le rôle fut de première importance dans la reconstruction constitutionnelle de l’Italie post-fasciste, universitaire, toscan, peintre et écrivain, Piero Calamandrei (1889-1958) est une figure intellectuelle de l’Italie de la première moitié du vingtième siècle. La rédaction d’Inventario della casa di campagna s’étend d’août 1939 à août 1941, année de la première édition, un tirage à quelques centaines d’exemplaires destinés aux seuls amis de l’auteur, pour Noël 1941. D’autres chapitres furent par la suite ajoutés au livre ; c’est cette version définitive qui nous est donnée en traduction française par les éditions de la revue Conférence, en un fort beau volume enrichi des bois gravés de Pietro Parigi réalisés pour l’édition de 1941.

On pourrait bien sûr ranger ce livre dans la catégorie des souvenirs d’enfance (et de jeunesse), puisque l’auteur procède à un retour sur les années qui vont de sa prime enfance à son adolescence et sur les lieux de la campagne toscane où cet enfant a passé ses vacances d’été : la ferme de Montauto, puis le village de Montepulciano, où la famille vient séjourner chez le grand-père Agostino. Or, sous cette écriture d’une extraordinaire délicatesse, d’une remarquable précision, d’une infinie douceur, le soin ou le souci de l’anecdote ne sont jamais en eux-mêmes une fin. S’il s’agit d’une œuvre de remémoration, elle ne constitue en rien un “journal d’enfance” dans lequel l’auteur livrerait comme autant d’événements marquants, voire quasiment histo-riques, ses faits et gestes réels ou supposés et par principe dignes de susciter l’intérêt d’un lecteur. Le propos de Calamandrei n’est jamais de dire : “voyez donc quel extraordinaire enfant j’ai été, dans mes œuvres comme dans mes défaites!”. Nulle complaisance amusée sur soi, nulle exhibition de quelque savant petit singe à jamais disparu.

Sans doute la préface très nourrie du traducteur (Christophe Carraud) y invite-t-elle, le texte de Calamandrei prend d’emblée une dimension politique. Non qu’il y soit explicitement question de politique. C’est justement parce que le propos politique brille par son absence, parce qu’il est volontairement tenu à l’écart, repoussé aux lisières au profit de pins, d’yeuses et de russules, qu’on en ressent toute la présence. Quoi donc de l’agitation forcenée des faiseurs et des briseurs de mondes pourrait durer plus que le retour éternel des champignons sous les branches à la fin de l’été, dans le miracle alterné du soleil et des averses ? Quoi saurait mieux que les courbes d’un paysage reconnues à cinquante ans d’intervalle, ou la branche penchée chaque année renouvelée et pourtant immobile, mieux dire la permanence du monde dans lequel nous allons. Et qu’est donc l’œuvre humain à l’échelle du temps : ce lac de fantaisie rêveuse qu’un orage engloutit et emporte, cette cité au bout d’un sentier, vivante peut-être de n’être plus et devenue parc à bêtes ? Évidemment, à remettre les choses dans le contexte historique (1939, 1941, 1945), on mesure toute la portée et la gravité du propos. On en ressent toute la grandeur manifestement aristocratique : le loisir d’être pleinement et seulement humain ne peut s’accommoder de vaine agitation, ni ne doit la subir. Au risque de perdre irrémédiablement l’essentiel.

Car c’est vers l’essentiel que Calamandrei se tourne, dans une posture tout à la fois poétique et philosophique, par la remémoration qui est pour une bonne part reconstruction, ou, si l’on veut, prise de conscience dans l’après coup de ce qui n’avait pas été perçu dans l’instant vécu, ou ne l’avait pas été de la même manière : «Mais est-il vrai que les paysages d’alors avaient les couleurs dont ils sont peints dans mon souvenir ? Mon regret d’adulte n’est-il pas le véritable artisan qui sait les révéler ainsi par magie, comme l’éloignement sait transformer la brume en arc-en-ciel ?» Le souvenir reconstruit en quelque sorte l’essence des choses et de l’existence ; le souvenir, donc, privilégie nécessairement la durée, et même l’immobilité, pourvoyeur d’une manière d’extase : «il peut arriver que le monde soudain s’éclaire au-dessus de nous, comme si un météore étincelait sur nos têtes sans qu’on ait eu le temps de le regarder ; et dès que sa lumière a disparu, nous nous apercevons que ce passage a imprimé en nous une autre image, qui a la même phosphorescence mystérieuse que nos souvenirs d’enfance et vient les rejoindre en une suite continue.» Comment mieux affirmer, face aux cahots de l’histoire et malgré eux, l’essentielle et primordiale continuité de l’existence ? Comment mieux dire la permanence de la durée face aux bouleversements sans lendemains ? (Je pense à ce passage où pour cause de fête les pavés de la place de Montepulciano se voient débarrassés des herbes folles croissant dans les interstices. La place y perd son être, temporairement, car elle le retrouve bien vite, par une juste revanche de la nature. Les pavés y sont toujours et aujourd'hui encore il faut les débarrassser de cette herbe à l'entêtement intemporel.)

On comprend pourquoi Inventaire d’une maison de campagne est un vibrant hommage à la nature et à l’immobilité qui sont les vraies “patries” de l’homme (Il en est d’autres semble-t-il, mais de toc). On comprend pourquoi la lecture de ce livre est une véritable mise “en vacance”, procure une aussi salutaire déprise et une telle quantité de plaisir simple. Non seulement l’écriture en est-elle d’une délicatesse et d’une sensibilité qui ne se dément jamais, mais aussi chacun, me semble-t-il, est à même de faire dans la proximité de l’auteur, cet inventaire méticuleux des vrais trésors de l’existence. Du début à la fin, on marche avec Calamandrei, on s’arrête, on regarde, on ressent et pense avec lui. Peu d’écrivains ont eu ce talent de l’accueil véritable. E. M.

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