Nikolaï Leskov
• Vers nulle part
Traduit par Luba Jurgenson,
L'âge d'homme 1998, 632 p., 28 €
Quoique ne figurant plus au catalogue de l'éditeur, ce livre reste disponible chez de nombreux libraires.
• Psychopathes d'autrefois
Traduit par Bernard Kreise,
Ombres 1999, 158 p., 14.20 €
• Le paon
Traduit par Jacques Imbert,
Éditions
de l'aube, 132 p., 12 €
On assiste depuis quelques
années [cet article a été publié en 2010] à un très net regain d’intérêt pour
l’œuvre de Nicolaï Leskov (1831-1895),
écrivain qui réussit en Russie à se mettre à dos tant
les conservateurs que les progressistes, ce qui, somme
toute, est un gage indéniable d’indépendance et de
liberté. En témoigne une série de publications qui
culmine en 1998 avec l’édition par l’Age
d’Homme d’un chef d’œuvre de
l’écrivain, Vers nulle part, dans une
traduction de Luba Jurgenson ; plus récemment, les
éditions Ombres ont fait paraître sous le titre Psychopathes
dautrefois trois récits remarquables traduits
par Bernard Kreise, et dans une magnifique traduction de
notre ami Jacques Imbert, les Éditions de lAube
nous donnent Le paon. Tout cela est du grand, du
très grand Leskov.
«Je pense quil sagit maintenant, pour
lessentiel, de conserver pour la postérité le
souvenir de ces individus dun naturel surprenant et
de leur vie capricieuse et originale, et non de faire une
critique de tous ces personnages qui sont déjà partis
dans le royaume des ombres» (Psychopathes
dautrefois, p. 113). Leskov, en cela parent
dun courant très profondément ancré dans la
littérature russe, se veut pour une bonne part
portraitiste et chroniqueur. Lintéressent au
premier chef les êtres du commun, mais spécialement
parmi eux ceux qui justement et quand même ont eu une
vie «excentrique, désordonnée et originale» (Psychopathes
dautrefois, p. 115). Alexandre Afanassievitch
Ryjov, par exemple, dans Idée fixe, le premier
des trois récits de Psychopathes dautrefois : ce sergent de ville de son état, amené à faire
office de maire, refuse au nom dune intégrité
toute biblique les pots de vin, pourtant bien coutumiers.
Personnage ridicule et emblématique, arborant les
couleurs nationales au cul pour sêtre assis sur
une barrière fraîchement repeinte, mais dune
honnêteté de saint, qui choque et dérange, bousculant
les usages bien établis. Ou encore, dans la nouvelle
titre du recueil, la singulière relation amoureuse de
Stepanida Vassilievna, pourvoyeuse en jeunes filles de
son mari Stepane Ivanovitch Vichnievski, despote bizarre
et intelligent, roublard, à la sensibilité étrange (il
voue un culte aux pigeons et aux hennissements des
chevaux). Aussi, dans Le paon, le dévouement sans
bornes et la totale abnégation du rutilant Pavline (le
personnage titre) pour la jeune fille quil adopte
et à qui il sacrifiera tout par un mélange damour
et de devoir. On pourrait allonger à lenvi
lénumération : Cheramour, Golovane
limmortel, Arkadi lartiste en postiches...
Limportant est chez Leskov ce goût de
lexception et de la grandeur (fût-ce
paradoxalement la grandeur dans la médiocrité, ou la
grandeur de la médiocrité, qui caractérise tant de
personnages de Vers nulle part, dont les propos
sont demprunt et les actes seulement affectation
velléitaire), dénué de tout romantisme mais
Dostoïevski ne disait-il pas dans Les carnets du
sous-sol que le romantisme russe, justement,
nest pas romantique ? Au fond, Leskov se situe dans
une sorte dobjectivisme de lexception, ou
cela revient au même, de la psychopathie, mot par lequel
sont désignées les bizarreries de lâme et du
comportement, qui sattache à relever ce quil
y a de grand, détonnant, voire souvent
dédifiant, au sein de ce qui est, a été,
pourrait être. Leskov, qui peut devenir critique et
satiriste en quoi il a été loin de ne se faire
que des amis ne perd de toute façon jamais sa
faculté détonnement et dadmiration souvent
implicite devant ce quil y a doriginal en
lhomme. Même sil arrive, comme dans Vers
nulle part, que cet intérêt et cette faculté
détonnement le conduisent à dire tout son
agacement. Ses personnages sont des "cas" et
peu importe quils aient ou non existé :
«Jaccorde une grande valeur à de telles
histoires, même lorsque leur authenticité est
incertaine et semble parfois tout à fait douteuse»,
puisque «limagination des hommes dune
certaine région exprime leur tournure desprit.» (Psychopathes
dautrefois, préface, p. 154).
Lintérêt de Leskov
va aux originaux, et donc le conduit à étudier le
décentrement en ce quil est la marque de
lexception au sein du cours ordinaire des choses.
Le personnage central de Vers nulle part, Lisa
Bakharev, est en constant décalage, par rapport à sa
famille, à son amie, aux cercles progressistes et
utopistes auxquels elle se lie, et par rapport à la
lâche veulerie de la plupart de ses compagnons. Dans la
magnifique nouvelle qui donne son titre Au bout
du monde à un recueil paru aux éditions
LAge dHomme en 1986, de même, le père
Kiriak se démarque de tous les autres prédicateurs dont
il rejette les méthodes de conversion. Ryjov le sergent
de ville refuse de se plier à la tradition des pots de
vin, Stepanida sait être lamour sans la
possession, et Pavline élève lamour jusquà
la sainteté. Décentrement et décalage révèlent
lauthenticité, celle dune exceptionnelle
vertu morale autant que celle dun type développé
jusquà lhyperbole ; Stepane Ivanovitch
Vichnievski nest-il pas la figure emblématique du
satrape oriental ? Il y a de la sorte toujours un
dépassement de lanecdotique dans cette écriture
qui pourtant ne délaisse jamais la touche précise,
lobservation minutieuse, le détail matériel, la
foisonnante recension de la réalité sensible, grâce à
quoi elle sait faire en sorte que le lecteur éprouve en
lui-même très précisément la singularité de ce que
le récit présente. Leskov ne commente pas, ou peu.
Explicitement, il ne juge pas, mais sait faire que nous
jugions car il nous met en situation de juger, à partir
des faits. En cela, malgré des différences
considérables, spécialement quant aux préoccupations
respectives des deux auteurs, Leskov évoque pour moi
Giovanni Verga. Il est vrai que Verga, dans une démarche
qui sapparente à celle de Zola, donne à
lexistence individuelle un sens qui nest
réellement lisible que dans lhorizon dun
"déterminisme" historique et social. Alors que
Leskov privilégie au contraire la capacité
révélatrice de lindividu à rompre avec le
contexte qui lui est naturel).
La langue de Leskov
nest pas celle dun folkloriste ; son propos,
cest bien clair, nest pas de faire
linventaire des traditions populaires. Mais il y a
de loralité dans sa manière, oralité liée à la
déroule du récit, à la présence forte de
lauteur-narrateur, qui circonstancie son propos,
sachant donner lhistoire quil raconte comme
une histoire quon raconte, ou dont il fut de près
ou de loin le témoin. En témoignent tout
particulièrement les structures de récit enchâssés
très présentes dans les nouvelles, le dispositif
narratif de Vers nulle part, compte tenu de
lambition de cette uvre, étant, lui, tout
différent. Par ce moyen, Leskov met à distance le
caractère de fiction de son récit et se rapproche
considérablement de lobjet de la narration, qui en
devient dautant plus crédible. Quant au rythme, il
lui accorde de toute évidence un soin particulier,
sachant enchaîner rapidement les tonalités diverses
(truculence, ironie, lyrisme aussi), inclure incises et
commentaires, conférant au texte cette gesticulation
propre à la parole en acte. Les moyens sont
volontairement resserrés, ce qui fait ressortir
lacuité du trait. Leskov a la pleine maîtrise de
lart du conteur, et sil peut paraître
judicieux dopérer une distinction entre les
nouvelles et les romans, cette distinction, si pertinente
quelle puisse être, ne saurait en aucun cas être
bien nette tant le travail sur les mots se ressemble dans
lun et lautre genre.
Quoi quil en soit,
on ne peut quêtre séduit par cette espèce de
joie de dire toujours présente dans lécriture de
Leskov : souci de précision, de simplicité on
est parfois très proche de ce qui caractérise le
compte-rendu et defficacité, bien loin de
cultiver et de multiplier les dispositifs métaphoriques.
Images et comparaisons sont brèves, nettes, sobres, tout
au service de ce qui est nécessaire au cours du récit.
De sorte que si la présence de lauteur se fait
ressentir en tant que voix, présente, là, bien
matérielle dans cette écriture, jamais elle ne se
distingue de la matière du récit. La littérature russe
est parfois prise par la tentation de philosopher, par
celle de la digression éclairante ou édifiante.
Sil y a une philosophie de Leskov, elle ne peut
être que dans le son de cette voix qui dit si simplement
ce quil peut y avoir détonnant et de grand
dans la simplicité apparente des êtres. Aussi, les
récentes traductions de Jacques Imbert, Bernard Kreise
et Luba Jurgenson sont une aubaine à ne pas laisser
filer. E.M.•
– • –
accueil / haut de la page