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Jules Mougin

Le comptable du ciel

Harpo &, 2011, 176 pages, 32,00 €

Faire danser les rombières

«Aujourd’hui un livre ressemble trop à un autre livre. Le livre de Dupont est pareil à celui de Durand !
C’est gris comme le complet veston d’un sous-chef de bureau. Je voudrais que mon livre donne envie de danser à toutes les rombières de la terre.
Voilà.»

À coup sûr, cette réédition de Le comptable du ciel (143 lettres, poèmes et cartes postales publiés la première fois par Robert Morel en 1960 – pour le 1er mai) risque de ne pas se fondre dans le costard convenu des «chartes graphiques» dont on fait religion dans les unités de «formation aux métiers du livre» (section fabrication). L’éditeur a choisi ici onze couleurs différentes de papier (une par cahier) et quatre couleurs d’encre (à raison de deux par page, ce qui veut dire aussi deux passages en machine – c’est qu’on travaille au plomb !) dont le rendu varie évidemment selon les teintes du papier. Bref, ce n’est plus un livre, c’est un printemps. Pour cause : cette réédition du premier titre publié du facteur-poète-peintre Jules Mougin, disparu en novembre 2010, nous est venue au 1er mai de 2011, en un clin d’œil à l’édition originale aussi bien qu’à son auteur, qui fut franche grande gueule d’abord, autant que facteur à vélo, peu soucieux d'avancement ni d’être bien noté par les adeptes du costume de confection à bas prix. Facteur à vélo donc (à la manière du François de Jour de fête ?), contemplateur des fleurs, des étoiles, des bouses et des pierres – en cela sans doute parent d’un autre du nom de Cheval, qui inscrivait ses rêves dans le mortier et les galets –, hanté par la guerre (Naître en 1912 n’est pas en soi réjouissant), ces guerres qu’il traverse en compassion, antimilitariste irréductible, rural jusqu’au tréfonds et prolétarien tout autant, homme de pudeur, de colère et d’attention, naïf émerveillé à qui il ne faut pas la faire, touchant cabrioleur, parfois cabotin, il est cet écrivain qui n’écrit pas mais qui sait dire, ce sourd (un dur de la feuille) qui s’arrête en plein Paris à l’écoute d’un cricri mussé sous la vitrine d’une pharmacie.

L’édition originale consistait en un coffret rempli de feuilles volantes : œuvre livrée à l’aléatoire, sauvée un instant d’un éparpillement qui lui est naturel. C’est que les textes rassemblés là tiennent du journal en désordre ou d’un amas de notes dont chacune trouve sa source et sa justification dans l’éclair d’un instant. On le sent bien, il n’y a nulle volonté de faire œuvre, mais l’acceptation libre d’une parole qui survient au fil des choses, des rencontres, des réflexions et des mots. L’ensemble vaut, à tout dire, fiche d’identité joyeuse. D’où, au travers de ces pages, une suite d’éclats scintillants, revigorants, cocasses et profonds :

«Ne pas confondre le tricholome livide
et le drapeau tricolore»

«Le facteur a fait sa tournée
comme d’habitude, lui ce n’est
pas une vache. Vive l’anarchie.»

«Et la pâquerette
ce matin-là
dit
à jacinthe sa voisine :
– je n’ai qu’une fleur,
mais Mougin m’aime !»

Et une esthétique du tout venant, de l’égale dignité des choses et des êtres dans leur simple surgissement:

«Tout compte : le caillou, la bouse de vache et l’oignon.»

«J’aimerais faire un livre rien qu’avec des matériaux pareils : des brins d’herbe, de la paille de blé, des morceaux de ciel, avec des histoires qui ne vieillissent pas. Voilà.»

Tout du long, se construit le portrait de cet inclassable remuant, humaniste goguenard et pessimiste :

«Les chevaux crèvent
les camions cassent
les hommes durent»

«J’ai honte du fil de fer barbelé.»

«C’est long, vous savez, une quinzaine
quand on n’a pas beaucoup de charbon.»

De sorte qu’on s’attache à l’ensemble, qu’on suit et écoute cette parole comme une conversation sans mise en scène, parce que, comme dit Jules Mougin, «tout le monde peut pas s’appeler Jeanne d’Arc ou Landru», et c’est vrai, «pipe en terre et tête de pipe», qu’on ne voit pas pourquoi il faudrait à tout prix s’élever au-dessus de la vie telle qu’elle se donne et telle qu’on sait l’accueillir : le ciel appartient à qui le prend. Voilà tout, et de quoi faire danser plus que les rombières. E.M.

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