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Áron Tamási

Ábel dans la forêt profonde

Traduit du hongrois par Agnès Járfás
Éditions Héros-Limite, 304 pages, 20,30 €.

Ce livre est à la Hongrie ce que Le merveilleux voyage de Nils Holgersson est à la Suède. Autant dire, la référence, qu’on trouve dans toutes les maisons, et toutes les écoles. Pourtant, si l’on excepte une traduction en 1944 (en Suisse) due à Péter Nagy et André Prudhommeaux, puis qui fut révisée par C.F. Ramuz, ce texte somptueux n’a pour ainsi dire jamais franchi les barrières de la langue et des frontières hongroises.
Le travail des éditions genevoises Héros-Limite vient donc, à point nommé, combler un vide bien peu compréhensible. En fait, Tamási a consacré trois volumes à son Ábel, dont celui-ci est le premier, autonome cependant. Les suivants s’intitulent Ábel dans le pays et Ábel en Amérique, le tryptique entier constituant un grand roman d’éducation à l’échelle de toute une existence. Pour être franc, la lecture du premier épisode, même si décidément il se suffit à lui-même, donne une furieuse envie de découvrir la suite, hélas non traduite en français.
Le récit se déroule en Transylvanie, précisément dans la région montagneuse du Hargita, région de croisements, terre au gré des caprices de l’histoire passant d’une houlette à l’autre ; par nature aussi terre des rencontres les plus improbables. C’est là que le jeune Ábel est débarqué un jour par son garde forestier de père, en plein cœur d’une mer infinie de forêt. On y monte, comme on monte dans les romans de Ramuz, sans que cela semble finir, à travers un paysage bruissant et inquiétant, comme si l’on sortait du monde des hommes. Et c’est bien la grande peur qui s’installe dès l’abord et qui passe par les jours de la cabane disjointe où il faut vivre. Ábel sera donc lui aussi garde, chargé de veiller sur les cordes de bois entreposées dans la clairière proche, d’en tenir le compte ainsi que le décompte scrupuleux des ventes. Chiens, brigands, gendarmes, gibier, propriétaires, moines : autant de personnages qui vont et viennent et dont Ábel doit s’accommoder, pour le meilleur parfois et quelquefois pour bien pire que le pire. C’est ainsi, paraît-il, que se forge le caractère et qu’il se trempe, dans la solitude coupée de rencontres brutales, étranges, dramatiques, cocasses au sein de la forêt qui étouffe, cache, protège, autant qu’elle menace. Il y a dans ce livre un art étonnant du portrait, réaliste à la fois et emblématique. Il y a aussi et surtout une permanente description de la nature réelle et fantasmée, ouvrant tout un monde de sons, d’odeurs, de feulements, de rugosités. Les choses y ont du grain, de la présence, s’imposent au lecteur dans leur matérialité et leur prégnance. En ce sens, ce récit est aussi la fresque d’un monde rural tel qu’il n’en est plus guère, et il vaut aussi pour cela. On n’est pas si loin de Ramuz (encore une fois) et de Giono.
Mais aussi ce qui donne au livre de Tamási sa pleine saveur est à chercher dans la toujours malicieuse tonalité des dialogues. Les échanges entre les personnages, et dès le commencement ceux du père avec son fils, sont des merveilles de roublardise. Comme si tout était grave ; comme si tout était jeu. Comme si le poids des situations ne se pouvait évacuer que par les pirouettes d’une parole qui chasse tout à distance, ou du moins ne le laisse guère surgir des tréfonds du soi. On reconnaîtra là cette sorte de pudeur un tantinet agressive propre aux “taiseux” des campagnes, dont le parler n’est qu’un moyen de détourner de ce qui touche au plus fort – tout en le disant quand même. Ceci étant, ces effets de dialogue ont aussi le pouvoir, par l’instauration d’une manière de glissement constant et de déséquilibre, de confirmer la dimension féerique du récit déjà portée par le cadre de son déroulement. On est, réellement, dans un autre monde qui n’est pas sans rappeler celui des contes. Le Hargita est le monde du merveilleux, le monde d’à côté : retraite mystérieuse, menaçante et féconde, peuplée de ses monstres et de ses elfes à figure humaine, contre lesquels il faut se battre ou qu’il faut accueillir tout au long de ce très grand livre. E. M.

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