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Besik Kharanaouli

Le livre d'Amba Besarion

Traduit du géorgien par Marie Frening et Omar Tourmanaouli
Quidam éditeur, 164 pages, 16,00 €.

Une pensée comme du vent

S’il est des livres rares et impressionnants, celui-là en est. Je doute fort, quoique n’ayant pas vérifié, que le nom de Besik Kharanaouli ait été connu des lecteurs francophones avant la publication de cet ouvrage atypique et de grande force qu’est Le livre d’Amba Besarion. Une trouvaille en vérité. Ne serait-ce que parce que de bout en bout cette écriture respire la liberté, faisant alterner dans les trois parties qui forment l’ensemble, le vers du poème, le verset prophétique, le fragment narratif, l’aphorisme, la notation de journal, la fable, le conseil pratique... Énumération qui pourrait laisser croire à un colossal désordre, ou du moins à une forme de dilettantisme érigée en principe littéraire. Pourtant, le début de la seconde partie s’ouvre sur l’évocation de ce paysan à qui la terre livrait une multitude de fragments remontés du temps, aucun ne parvenant à s’assembler aux autres, dans une parenté pressentie et jamais actualisée. Autant de tessons, séparés les uns des autres à la manière des pas laissés par un marcheur, dont certains disparaissent quand d’autres demeurent, sans qu’on sache vraiment pourquoi. Il appartient à la liberté du lecteur de suivre, comme il veut et peut, ces traces : «Creusez vous-même votre chemin, votre lit, débrouillez-vous tout seul!»
Injonction fondée sur une manière d’anthropologie essentielle à la compréhension de l’œuvre, et dont elle est la matrice : l’homme tient à la main un bâton, profère des paroles en faisant tourner le bâton, et c’est ainsi qu’il avance (depuis Adam) sans savoir d’ailleurs vers quoi il avance, ayant dès l’origine «dérogé à la loi du sérieux». C’est que la «course des pensées n’est pas un courant que tu pourrais surveiller de haut». Et en effet ce livre revendique tout du long la liberté de la pensée comme source de la création. La pensée qui flotte, la pensée qui passe d’un objet à l’autre, repart, revient, éventuellement répète et radote, la pensée qui imagine, commence à imaginer, cesse de le faire, se reprend. Une pensée «comme du vent», celle de l’homme, «machine à inventer des histoires», de l’homme qui «écrit son livre absurde, son livre infini qui se finit à chaque page et qui recommence à nouveau». L’homme, dit l’auteur, «est une machine à raconter des histoires», et que l’on prenne cela comme il nous plaira : machine à imaginer, machine à mentir, voire à mentir pour dire vrai, ainsi qu’il appartient parfois à l’art de le faire (Le thème du mensonge et de son rapport à la vérité traverse d’ailleurs tout le livre, à la manière d’un tourment).
On comprend pourquoi, même si les fausses pistes sont à volonté offertes au lecteur, le livre s’ouvre sur l’évocation de ce marcheur, demi ascète, demi vagabond, clochard sans doute, qui va à travers les rues proférant un flot de paroles dont on ne suit guère le fil, mais qui laisse sur un petit garçon qui pourrait être (qui est) l’auteur une si forte impression que rien ne lui semble plus nécessaire que de lui emboîter le pas, dans une sorte d’imitation, au sens mystique du terme. Image certes, et métaphore de l’existence où rien ne se donne dans l’ordre construit d’une raison raisonnante, mais toujours dans cette simultanéité de cahots qui fait le fonds de la conscience. Tel est Amba Besarion, à la parole surabondante et obscure, à l’existence aux mille bribes, porteur et réceptacle, selon cette magnifique formule, de l’ «énorme petite intelligence» dont pour cette vie nous avons besoin. Et si la marche gesticulante et les proférations décousues sont bien le mouvement de la vie, tout autant sont-elles la marque de l’écriture ; c’est que la littérature «se donne du mal pour courir après» la vie. En témoigne la figue d’Amba-Besik Besarion.
Si la première partie du texte reste proche de l’évocation du personnage matriciel convoqué dès le début, on sent bien, dès la seconde partie, s’opérer un mouvement vers l’acceptation par l’auteur de la paternité de son propos et des préoccupations, inquiétudes, jugements qu’il porte. La dimension autobiographique, notamment celle de l’autobiographie intellectuelle, s’affirme avec plus de force, libre du jeu des masques entretenu au départ. Il n’y faut pas voir une faiblesse de l’ensemble. Après tout, la troisième partie confirme : Amba Besarion a disparu, et c’est Besik Besarion qui parle ; et le voilà faisant l’objet d’une adresse : «Toi, Beso-Besik Besarion...». Il n’y a plus lieu de s’interroger (est-ce qu’on l’a jamais fait ?). L’oracle gesticulant du commencement est l’écrivain ; l’écrivain – tout écrivain – est ou devrait être oracle gesticulant. À ceci près, dit l’auteur, que je ne peux faire la part dans ce que j’écris de «ce qui est à moi et ce qui ne l’est pas». Et puis, tout n’est jamais dit, par définition.
Ce livre procure d’emblée l’impression d’être atemporel, le ton en est à la fois antique et récent, jamais déclamatoire. Qu’il s’agisse des choses proches et triviales, des notations multiples de la réalité contemporaine, des sentiments, des pensées dont la portée pourrait être universelle, Besik Kharanaouli sait maintenir son écriture dans un équilibre exact entre lointain et proximité, comme si le fractionnement de l’écriture lui conférait une dimension archéologique (encore le paysan aux tessons), comme si les blancs, les espaces, mais aussi les réseaux ménagés dans l’ensemble offraient la possibilité d’une lecture véritablement libre et pourtant jamais déboussolée. L’auteur a manifestement conscience de la force de son dispositif : «On ne peut rien, dit-il, contre un fragment d’Héraclite». La sagesse est sans système, qu’elle soit vraie ou pas importe peu.
On parcourra cette œuvre, si l’on veut, dans tous les sens ; mais qu’on ne le fasse qu’après l’avoir lue d’abord du début à la fin, soigneusement. E. M.

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