On sait quelles furent les
relations que Tourguéniev entretint bien sûr avec Pauline
Viardot, mais aussi avec son mari, Louis, qui en bien des
circonstances séleva au rang de bienfaiteur, de confident
et dami de lécrivain russe passablement malmené par
lexistence. Homme de lettres, esprit fin et cultivé,
Viardot maniait plutôt bien la langue russe, à ce point
quil traduisit Pouchkine et Gogol en français. Quoique
sans grand talent, ses goûts littéraires et artistiques le
faisaient proche de Tourguéniev, aussi bien que ses valeurs
éthiques et politiques. On le sait peut être moins, mais les
Viardot jouèrent un rôle de premier ordre dans léclosion
et laffermissement de la carrière littéraire de
Tourguéniev qui, nonobstant quelques essais prometteurs, et
remarqués, avait, au moment de leur rencontre, une certaine
propension à se satisfaire de projets remis à léternel
lendemain russe, et saccomodait, comme tant dautres
et sans trop de mal dune existence plutôt oisive de dandy.
Sans doute, Pauline fut-elle un «révélateur», ne serait-ce
que parce quen elle la conception de son art était
indissociable dune terrible exigence de travail sans quoi
il eût été vain de prétendre à quelque perfection que ce
fût. Ladmiration, et même ladoration, que
Tourguéniev porta à cette femme en fit le modèle quil
sessaya à imiter. Elle en était consciente, et le poussa
dans cette voie, soutenue en cela par Louis qui eut vite fait de
percevoir chez le jeune écrivain les promesses dun talent
quil fallait pousser à sépanouir. Ainsi voit-on une
uvre saffirmer et se construire dans le nud
dune relation complexe où il faut bien admettre que
prévalait quelque chose qui ressemble fort à ce que lon
appelait en ces temps la «grandeur dâme».
Cest pourquoi publier
«Deux journées dans les Grands-Bois» dans la version
quen a donné Louis Viardot, même et surtout si les normes
et les codes de la traduction littéraire ne sont plus les mêmes
aujourdhui, est une contribution non seulement à
lhistoire de la littérature, mais aussi un témoignage
discret sur une relation qui ne prit fin quavec la mort de
Tourguéniev.
On retrouve dans ce court
récit dont le projet remonte à lépoque des Mémoires
dun chasseur, mais qui ne fut achevé quen 1857,
condensés mais bien présents, les thèmes chers à Tourguéniev
: une extraordinaire acuité dans la perception de la nature, le
souci du portrait et lintérêt quil porte aux
manifestations les plus authentiques de lhumanité, le
penchant méditatif conduisant le récit vers la tonalité des
poèmes en prose, la préoccupation morale. La traduction de
Viardot, publiée à la librairie Hachette en 1858 dans un
recueil intitulé Scènes de la vie russe, malgré
quelques tics décriture propres à lépoque,
témoigne quant à elle de la parenté qui liait les deux hommes. E.M.